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13 août 2024

Le livre italien au Brésil
Seconde partie

Auteur: Patricia Peterle, Universidade Federal de Santa Catarina

Le livre italien au Brésil  <br><i>Seconde partie</i></br>

Afin d’avoir une idée plus claire de la présence des livres italiens au Brésil, il sera utile d’observer le graphique suivant, qui confirme une augmentation considérable et continue de ces flux d’un point de vue chronologique :

 

Screenshot

 

Ce graphique trouve sa source dans le Dicionário Bibliográfico da Literatura Italiana Traduzida no Brasil, un projet en ligne lancé en 2010, dont l’objectif est de dresser une cartographie de toutes les œuvres de littérature italienne traduites au Brésil. Si, d’une part, il vise à stimuler et à faciliter la recherche sur la littérature italienne traduite, d’autre part, le regroupement de toutes ces données sur une seule plateforme permet de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre. L’effort deployé par l’ensemble des professeurs et des chercheurs impliqués vise précisément à rassembler toutes les informations éparses afin de les transformer en données sensibles et systématisées. Ce projet coordonné par l’Universidade Federal de Santa Catarina en collaboration avec d’autres universités brésiliennes est sans aucun doute une ressource très importante pour tous ceux qui ont un intérêt (ou même une simple curiosité) pour l’étude de la présence de la littérature italienne dans le monde de l’édition brésilienne.

Comme le montre le graphique, l’intérêt pour les livres italiens est continu et en constante augmentation. Si en 1901, trois traductions ont été recensées, dont deux concernaient Silvio Pellico (à nouveau, Le mie prigioni) et une le roman Il fuoco de Gabriele d’Annunzio, plus d’un siècle plus tard, c’est-à-dire en 2011, on dénombre plus de quarante-sept traductions en une seule année, couvrant un très large éventail de genres littéraires et de choix éditoriaux. En effet, elles vont d’Emilio Salgari à Giorgio Caproni, de Dante (toujours reproposé) à Roberto Saviano, d’Italo Calvino à Niccolò Ammaniti, d’Andrea Camilleri à Alessandro Baricco, de Luigi Pirandello à Edmondo De Amicis, d’Elio Vittorini à Gianni Rodari, pour ne citer que quelques noms d’une liste qui commence à s’allonger et à se diversifier.

En revenant au graphique et en l’examinant de plus près, on s’aperçoit qu’entre les années 1930 et 1940, aucune croissance réelle n’est perceptible, mais plutôt un maintien du nombre d’œuvres traduites, qui connaît ensuite déjà une forte augmentation dans la décennie suivante. Cette observation n’a été possible que grâce au traitement et à la systématisation des données du Dicionário.

Que peut-on observer d’autre sur ces années ? Il faut certainement creuser le contexte de la réception, car l’histoire de la traduction n’est pas, comme on le sait, isolée de la concomitance de multiples tensions politiques et culturelles. En fait, il s’agit d’une période très particulière de l’histoire brésilienne. Entre 1930 et 1945, pendant quinze années consécutives, le Brésil a eu pour chef d’État Getúlio Vargas, qui a mis en place une véritable « campagne de nationalisation » au cours de ce que l’on a appelé plus tard l’Estado Novo. Cette campagne visait à renforcer la culture et le patriotisme brésiliens, et de nombreuses initiatives ont été lancées dans ce but. En ce qui concerne l’utilisation des langues étrangères en particulier, on peut rappeler l’interdiction de leur enseignement et l’adoption en 1939 (à la même époque que les lois raciales en Italie) de mesures encore plus drastiques, telles que l’interdiction de leur utilisation en public. En 1942, avec l’entrée en guerre du Brésil, la répression devient encore plus violente, au point que ceux qui ne parlent pas portugais risquent la prison. La mémoire même des immigrés est menacée et fragilisée. Ce n’est donc pas un hasard si c’est dans cette atmosphère du début des années 1930 qu’arrive une œuvre comme Inno a Roma de Giovanni Pascoli, écrite en latin et publiée pour la première fois en 1911 dans le cadre du concours national organisé pour célébrer la fondation de Rome à l’occasion du 50e anniversaire du Royaume d’Italie. Il s’agit d’ailleurs du premier et unique texte de Pascoli traduit au Brésil jusqu’à récemment, puisque ce n’est qu’en 2015 qu’une autre de ses œuvres, Il fanciullino, a été traduite. Cela peut paraître étrange, mais les traductions s’inscrivent dans une histoire culturelle plus large, qui ne manque pas d’influencer les choix éditoriaux eux-mêmes. L’exaltation de la figure historique et mythologique qui est au centre des hexamètres de Pascoli est le catalyseur qui a attiré le regard du traducteur Aloysio de Castro, professeur de médecine, poète et directeur de l’Instituto Ítalo-Brasileiro de Alta Cultura, qui en 1935 réaffirmait la gloire de Rome et espérait « la victoire complète de l’Italie et la victoire conséquente de la civilisation ». En somme, le premier contact du lecteur brésilien avec les textes de Pascoli est nécessairement lacunaire et marqué par ces inflexions inévitables que le poids du contexte culturel entraîne.

C’est encore au milieu des années 1930 que Giuseppe Ungaretti arrive au Brésil, appelé à occuper la première chaire d’études italiennes à l’Université de São Paulo. De 1937 à 1942, Ungaretti se consacre à l’enseignement de la littérature italienne, revisitant les auteurs traditionnels tels que Iacopone da Todi, Pétrarque, Dante, Leopardi et Vico à partir d’une terre étrangère et dépaysante. En même temps, il définit mieux les thèmes qui marqueront sa poésie : l’innocence, la mémoire, l’absence. À l’occasion de son retour en Italie, Ungaretti accomplit un important travail de vulgarisation de la poésie brésilienne, en rédigeant des préfaces à diverses traductions, telles que Siciliana de Murilo Mendes. Il n’est pas inutile d’observer, cependant, que les traductions brésiliennes des poèmes d’Ungaretti en volume sont arrivées très tardivement, dans les années 2000 seulement. Stupéfaction et perplexité sont peut-être les deux mots qui pourraient décrire l’expérience d’Ungaretti au Brésil, sentiments que l’on peut lire dans les vers de Monologhetto, compris dans le recueil Un Grido e altri paesaggi (1952), où le poète évoque son arrivée à Recife, à bord du navire Neptunia qui a quitté le port de Gênes. Au milieu des années 40, après Vargas et à une époque de plus grande liberté, Ruggero Jacobbi arrive au Brésil en tant que directeur de la compagnie théâtrale de Diana Torrieri. Jacobbi sera une figure fondamentale dans l’histoire du théâtre brésilien, où il restera jusqu’en 1960. À son retour, il n’abandonne pas l’expérience de ces quatorze années qui l’ont tant marqué ; non seulement il entreprend la traduction de divers poètes, mais il enseigne également la littérature brésilienne à l’université de Rome.

Entre la dictature de Vargas et la dictature militaire (1964 et 1985), un groupe de poètes agite la scène culturelle. Ce sont en effet des années de grande effervescence, avec la fondation du Museu de Arte de São Paulo (à laquelle ont contribué Pietro Maria Bardi et Lina Bo Bardi), qui remonte à la fin des années 40, et la construction de Brasilia, la « capitale du futur » inaugurée en 1960 par Juscelino Kubitschek (avec le slogan 50 ans en 5), pour ne citer que deux événements d’une portée différente mais tout aussi pertinente. Le groupe des noigandres, composé de Haroldo de Campos, Augusto de Campos et Décio Pignatari, était organisé autour de la revue du même nom, dont le programme visait à renouveler en profondeur le langage littéraire et artistique. Le terme noigandres, cité par Pound dans ses Cantos, repris d’un texte d’Arnaut Daniel, est pris par le groupe brésilien pour désigner la poésie en marche, l’expérimentation, une nouvelle façon de concevoir les valeurs poétiques, en phase avec une redécouverte et une réinterprétation de la tradition (Cavalcanti, le Dante des Rime Petrose, Hopkins, Joyce, Pound). Umberto Eco a notamment qualifié Haroldo de Campos de plus grand traducteur contemporain. En effet, on peut rappeler ses traductions de Dante (Rime Petrose et les cantos I, II, XIV, XXIII, XXI, XXXIII du Paradis) et d’autres poètes du Dolce Stil Novo, qui sont également cités dans les célèbres et divers Manifestes publiés par le même groupe. Il faut dire que, dans le cas d’Haroldo de Campos, le contact avec l’œuvre de Dante investit sa propre production poétique, au point que l’auteur de la Comédie devient l’un de ses véritables compagnons de route dans la création littéraire. Cette relation avec Dante investit aussi bien la recherche formelle, qui s’exprime par exemple dans la récupération de la terza rima dans une œuvre comme A máquina do mundo, que l’adoption du thème du voyage, comme dans Signantia quasi coelum, où l’on part du paradis pour arriver en enfer. Mais la galaxie poétique et intellectuelle de Haroldo de Campos, qui est l’un des plus grands représentants du second XXe siècle brésilien, met en évidence la manière dont la pratique de la traduction et la réflexion sur celle-ci peuvent nourrir, avant tout, la pratique créative et l’écriture personnelle. Renvoyant à certaines idées des écrivains brésiliens des années 1920, à l’anthropophagie in primis d’Oswald de Andrade, sa proposition est celle d’une « transcréation », c’est-à-dire d’une opération critique et traductrice dont l’objectif est d’être le plus fidèle possible à l’invention et non au sens littéral, quitte à franchir les limites d’une vision historiciste. Et c’est précisément dans cette optique « anachronique » que Campos verra en Leopardi un théoricien de l’avant-garde, lira le Paradis de Dante en dialogue avec Mallarmé, et reprendra de manière tout à fait originale les textes du Dolce Stil Novo, en particulier l’une des chansons les plus célèbres de Cavalcanti.

Ce que l’on remarque donc dans l’histoire du livre italien au Brésil, c’est l’existence d’un réseau dense de dialogues et d’intersections. Certains auteurs bénéficient évidemment d’une attention privilégiée, comme c’est le cas d’Umberto Eco et d’Italo Calvino, dont les romans et les essais ont pratiquement tous été traduits. Mais comme nous le savons, il ne s’agit pas d’un phénomène exclusivement brésilien. D’autres, en revanche, comme Cesare Pavese et Leonardo Sciascia, ont suscité beaucoup d’intérêt dans les années 1980. Pour Pavese, on peut également dire qu’il y a eu une nouvelle vague d’intérêt de la part des maisons d’édition à l’occasion du 70e anniversaire de sa mort. L’édition brésilienne s’est également développée ces dernières années, en partie grâce à l’explosion des petites maisons d’édition. L’image qui se dégage est celle d’une grande mosaïque – certes avec des lacunes – qui s’intéresse à la fois aux classiques (pour des raisons évidentes) et à la littérature contemporaine. En effet, outre le phénomène mondial Elena Ferrante, des auteurs contemporains tels que Viola Ardone, Maria Grazia Calandrone, Donatella Di Pietrantonio, Antonio Scurati, Igiaba Scego, Roberto Calasso, Alessandro Piperno, Alessandro Baricco, Antonio Tabucchi, Michele Mari et ainsi de suite jusqu’à la poésie, avec les noms de Pier Paolo Pasolini, Valerio Magrelli, Enrico Testa, Eugenio De Signoribus, Fabio Pusterla, Patrizia Cavalli et Patrizia Valduga. En ce sens, le rôle des deux seuls instituts culturels italiens du Brésil (São Paulo et Rio de Janeiro) est fondamental pour encourager cette circulation et favoriser, par le biais d’une collaboration avec les universités et d’autres organismes locaux, la promotion et la diffusion des livres italiens. Tout aussi important est le rôle des traducteurs, dont certains, par leur effort et leur tempérament, sont de véritables médiateurs de la littérature italienne au Brésil.

 

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